Je ne crois pas vous avoir déjà entretenu de ce sujet, l'odeur de mer et plus précisément du fond de la mer. Je ne vous parle pas de cette odeur d'iode comme disent les Parisiens qui se dégorgent les poumons sur nos cotes le w.e., ni de l'odeur de gazole ou d'échappement que dégagent certains ports, ni des ces effluves de vase ou d'algues en décomposition que l'on trouve sur certaines de nos plages, ni de ces relents soufrés qui nous parviennent par vents d'amont des raffineries du Havre.
Ce dont je parle c'est de ce parfum subtil qui se dégage quand je remonte mes filets, chaque fois différent selon les lieux de pêche, la nature du fond et la saison. C'est une odeur végétale, florale, une odeur d'humus. Pas facile à décrire ces effluves marines qui remontent avec les petits débris des fonds marins prisonniers des trémails. Le "pain épice" sorte d'éponge aux tons pastels, les laminaires et leurs pieds de poule, la "fanette" qui sent la citronnelle, le "poil de chien" mais lui il ne sent rien, la "salade" sur le Calvados et les Essarts et les ridins de la 3éme bouée, rouge verte jaune, quasi violette, les "couilles d'ânes", les "sucettes", les "castagnettes", les "farcis", les "rempis", les "crêtes de coq", les "écailles sèches", inventaire à la Prévert, petits morceaux qui tapissent le fond, puis le pont et nous apportent leurs parfums.
Parfois, c'est l'eau elle-même qui embaume, elle sent le plancton ou les algues qui pourrissent quand la mer devient rouge au mois de mai, à l'époque du "graissin".
Toutes les mers ne sentent pas la même chose, on le sait. Ce qui est le plus surprenant, c'est que cette odeur que dégage l'eau varie aussi en fonction de l'amplitude des marées. De marées de "revif", l'odeur est plus forte, elle sent le grand large, l'Atlantique et la promesse de repos pour le fileyeur de baie de Seine qui ne travaille pas pendant les vives-eaux...
Pour compliquer un peu les choses, la mer a aussi un goût. Mais surtout le fond de la mer, quand vous plongez, il suffit de brasser légèrement les sédiments pour que vos papilles se mettent en alerte.
Les fonds propres de la Tonne de Cussy, les pontons d'Arromanches, le Parfond glauque et rempli d'étrilles, les eaux plus claires et plus au large du Plateau sont autant d'endroits que de saveurs.
Et que dire lorsque vous grattez un morceau de tôle sur le fronton de la passerelle d'un liberty-ship, juste pour vous assurer que sous l'épaisse gangue il n'en reste pas un... un hublot. Il s'exalte alors un goût âcre de rouille, de charbon qui sied très bien à la lente désintégration de ces épaves comme si leur naufrage ne suffisait pas à les faire disparaître.
Alors ouvrez grand bouches et narines, humez et gouttez, prenez dans vos mains frottez et sentez la fraîcheur marine, la vraie !